Loïc Giaccone – 1er mars 2023
Lors d’une conférence sur l’adaptation des territoires organisée le 30 janvier 2023 par France Stratégie et l’Institut de l’Économie pour le Climat (I4CE), le ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu, a annoncé souhaiter étudier deux scénarios de réchauffement pour la stratégie d’adaptation de la France : +2 °C et +4 °C. La signification de ces deux chiffres – périmètre, échéance, etc. – n’était pas tout-à-fait claire au moment de l’annonce, ce qui a provoqué de nombreuses réactions, plus ou moins pertinentes.
Le ministre a confirmé et détaillé la direction prise le 23 février dernier, avec l’installation d’un « comité de pilotage ministériel sur l’adaptation au changement climatique » dont les travaux permettront l’élaboration du troisième plan national d’adaptation au changement climatique. Le comité étudiera différents scénarios de réchauffement, potentiellement à +2 °C et +4 °C, chiffres correspondants au réchauffement à l’échelle de la France.
Cette annonce marque une évolution intéressante dans la stratégie française d’adaptation au changement climatique. Il est cependant difficile de s’y retrouver entre les différents scénarios, les différentes échelles (temporelle et géographique) et les projections de températures correspondantes, qui déterminent la sévérité des impacts climatiques. C’est que nous allons détailler dans cet article, avant de proposer une interprétation de cette annonce et de rappeler les enjeux actuels et futurs de l’adaptation au changement climatique en France. Il s’agit d’une période cruciale, le gouvernement étant en train de préparer la Stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC), qui comprend les nouvelles versions de la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC3) du Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC3).
Sommaire :
1. Réchauffement mondial : observations, seuils et projections
2. Réchauffement continental, régional et national
3. Projections de réchauffement en France
4. L’adaptation au changement climatique
5. Politiques d’adaptation au changement climatique en France
6. 2023, et après ? La Stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC)
1. Réchauffement mondial : observations, seuils et projections
Avant de nous concentrer sur le cas de la France, il est nécessaire de bien avoir en tête ce qu’il se passe au niveau mondial : ce sont les émissions de l’ensemble des pays qui influencent le climat à l’échelle globale, et les impacts dus au changement climatique pour une région donnée dépendent de l’évolution de la température estimée au niveau mondial.
L’évaluation du groupe I du GIEC publiée en 2021 indiquait une élévation de la température globale de surface de +1,09 °C [0,95-1,20] pour la période 2011-2020 par rapport à la période 1850-1900 (WGI SPM, A.1.2). La figure 12 du chapitre 1 présente l’élévation de cette température pour différentes périodes, à partir de quatre ensembles de données, le tout par rapport à 1850-1900 :
En météorologie et en climatologie, l’utilisation de périodes de référence permet d’étudier l’évolution du climat pour une région et un moment donnés, par exemple afin d’évaluer comment la température moyenne d’une nouvelle année se place par rapport à la période précédente, pour laquelle nous avons des observations. La période de référence doit être suffisamment longue, généralement 30 ans, pour éviter d’être trop influencée par la variabilité naturelle du climat. Cette dernière est responsable des variations interannuelles sur la figure ci-dessus. La valeur de la période 1986-2005 correspond aussi à celle de la période 1981-2010, précédemment utilisée comme référence par les organismes de météorologie. Le changement climatique bouleverse cela, obligeant à mettre à jour la période de référence : en 2022, Météo France, conformément aux règles de l’Organisation météorologique mondiale (OMM), a recalculé ce qu’on appelle un peu abusivement les « normales » pour la période 1991-2020.
Il est difficile d’estimer précisément le niveau de réchauffement global à un moment donné, car cela nécessite de faire une moyenne sur plusieurs années pour éviter l’influence de la variabilité naturelle du climat (en particulier des événements El Niño/La Niña), et le rythme de réchauffement est si rapide que cette moyenne sera toujours légèrement en-dessous du niveau des années les plus récentes, comme on peut le voir sur la figure précédente avec une moyenne 2011-2020 à +1,09 °C et une année 2020 estimée à +1,26 °C. L’année 2022 serait entre +1,1 °C et +1,3 °C, selon les données observées et par rapport à la période 1880-1899, ce qui en ferait la cinquième ou sixième année la plus chaude depuis le début des relevés, avec de nombreuses conséquences catastrophiques (Carbon Brief).
En signant l’accord de Paris, les pays entendent maintenir le réchauffement « nettement en dessous de 2 °C par rapport aux niveaux préindustriels » et poursuivre l’action menée « pour limiter l’élévation de la température à 1,5 °C ». Les niveaux préindustriels sont sujets à interprétation, mais le GIEC retient la période 1850-1900 depuis le Rapport Spécial 1.5 et dans l’AR6. Les débats et discussions ont été nombreux suite à la signature de l’accord quant à l’interprétation de ce que l’on appelle l’objectif de température de long terme : que signifie « nettement en dessous de 2 °C » ? Est-ce que l’on peut temporairement dépasser +1,5 °C et y revenir ensuite (trajectoires controversées dites « de dépassement », en raison de l’utilisation à grande échelle d’émissions négatives) ? Etc. Une chose est à peu près reconnue : les seuils de +1,5 °C et +2 °C correspondent à l’influence anthropique sur le climat global, excluant la variabilité naturelle du climat. Il s’agit donc d’une moyenne planétaire calculée sur plusieurs années. Ainsi, dans un monde stabilisé à +1,5 °C, une année sur deux serait au-dessus de +1,5 °C. Également, l’OMM indiquait en 2022 qu’il y a une chance sur deux qu’une année dépasse +1,5°C au cours des cinq prochaines années, ce qui fera fort probablement les gros titres. Cela ne signifie pas que le seuil de +1,5 °C de l’accord de Paris, qui doit être calculé comme moyenne de plusieurs années, sera dépassé. Cependant, ce sera une autre preuve que l’on s’en rapproche de plus en plus. Cette figure du deuxième rapport du projet Constrain (2020) décrit ces subtilités :
Il ne s’agit pas d’une projection précise mais d’une explication de la signification de l’objectif de long terme de +1,5 °C, qui est donc calculé à partir de l’ère préindustrielle et en moyenne sur plusieurs années (ici 30 ans, ligne rouge). Le « spaghetti » de courbes jaunes représente les températures annuelles de plusieurs simulations, montrant que le seuil de +1,5 °C sera dépassé occasionnellement, puis de plus en plus, avant qu’il ne soit atteint en moyenne, c’est-à-dire une année sur deux, puis éventuellement dépassé. Cette illustration utilisait cependant un ancien ensemble de données d’observation et un seul modèle climatique. Les estimations les plus récentes, telles que celles du groupe I du GIEC, indiquent que le seuil de +1,5 °C risque d’être atteint plus tôt, au début des années 2030.
Les groupes I et II du GIEC utilisent un ensemble de scénarios et des niveaux de réchauffement global afin d’étudier l’évolution possible du climat et les impacts associés. Les projections de températures sont ici à gauche, par rapport à la période 1850-1900, et à droite les risques associés pour les cinq « motifs de préoccupation » évalués par le groupe II, en fonction du niveau de réchauffement (WGII, SPM.3) :
Les moyennes des projections des scénarios SSP1-1.9 et SSP1-2.6 sont en dessous des seuils de, respectivement, +1,5 °C et +2 °C en 2100. Les incertitudes quant à la réaction du climat, représentées par les plages de couleur pour les scénarios SSP1-2.6 et SSP3-7.0 (fourchette « très probable »), sont cependant importantes. Elles sont données pour l’ensemble des scénarios et pour différentes échéances dans le tableau RID.1 du résumé du groupe I :
Dans ces scénarios, le seuil de +1,5 °C est, dans tous les cas, atteint en valeur moyenne. Pour le SSP1-1.9, scénario de réduction forte des émissions, la moyenne des projections repasserait en dessous de +1,5 °C à la fin du siècle, grâce au recours à des émissions négatives. Il est important de garder à l’esprit ces fourchettes d’incertitude, nous y reviendrons. Le réchauffement futur est ainsi lié à deux sources d’incertitude : le scénario d’émissions qui sera effectivement suivi, et la réaction du climat à ces émissions. Afin de fournir des informations sur les conséquences du changement climatique, le GIEC a aussi présenté dans l’AR6 les changements physiques et les impacts associés pour différents niveaux de réchauffement global de +1,5 °C, +2 °C, +3 °C et +4 °C (Global Warming Levels, GWLs, WG1 Box TS.1). Lorsque des impacts du changement climatique sont évalués ou quantifiés, et notamment à l’échelle régionale, c’est par rapport à un niveau de réchauffement global, ou un scénario d’émissions et un horizon temporel précis. De plus, comme l’a bien montré le rapport spécial 1.5, chaque dixième de degré supplémentaire augmente, souvent de manière non-linéaire, les impacts climatiques.
Les scénarios présentés précédemment sont « exploratoires », c’est-à-dire qu’ils servent à envisager les différents futurs climatiques et sociétaux possibles, et les conséquences associées pour les écosystèmes et les populations. D’autres ensembles de scénarios existent, notamment les centaines de scénarios « normatifs » évalués par le groupe III du GIEC, qui permettent de comparer différentes trajectoires d’atténuation en vue d’un objectif climatique donné. Il y a également des scénarios « tendanciels », établis à partir des projections d’émissions de gaz à effet de serre correspondant aux politiques climatiques en vigueur à un moment donné ou aux engagements des pays dans le cadre de l’accord de Paris (Nationally Determined Contributions, NDCs). Ils permettent d’étudier l’évolution de la gouvernance climatique. Dans son rapport de 2022, le groupe III du GIEC indiquait que, sans renforcement des politiques en place en 2020, le réchauffement pourrait atteindre +3,2 °C [2,2-3,5] en 2100 (WGIII SPM C.1). Les engagements des pays à échéance 2030 (ne prenant pas en compte les objectifs de long terme de type neutralité carbone), déclarés avant la COP26 de novembre 2021, étaient estimés à +2,8 °C [2,1-3,4].
La situation a légèrement évolué depuis, avec de nouveaux engagements pris ou rehaussés, et des politiques climatiques mises en place dans de nombreux pays, telles que l’Inflation Reduction Act aux États-Unis. Les analyses les plus récentes, fin 2022, estiment le réchauffement induit par les politiques climatiques actuelles à environ +2,8 °C [1,9-3,3] (UNEP, chiffre relativement proche pour le Climate Action Tracker, voir aussi le NDC Synthesis Report de l’UNFCCC, le scénario STEPS de l’AIE, ou encore la synthèse de Meinshausen et al., 2022). Cette trajectoire d’émissions et le réchauffement associé sont relativement proches du scénario SSP2-4.5 (+2,7 °C en moyenne), ce qui explique qu’il soit souvent utilisé pour représenter la trajectoire actuelle des émissions, sans efforts d’atténuation supplémentaires. Ces différentes analyses et projections des trajectoires actuelles montrent une évolution des politiques implémentées, abaissant légèrement l’élévation de température projetée, et une évolution des engagements, à la fois de court terme (NDCs pour 2030, autour de +2,4 °C) et de long terme (autour de +2 °C). Cependant, il reste énormément d’efforts pour continuer d’infléchir la courbe des émissions et s’assurer que les engagements soient tenus. De plus, les incertitudes sur les émissions associées aux politiques et engagements et sur la réponse climatique restent élevées.
Pour récapituler, au niveau global et par rapport à la période préindustrielle, le réchauffement est actuellement d’environ +1,1/1,2 °C. Le seuil de +1,5 °C devrait être atteint au début des années 2030. La suite dépendra des efforts d’atténuation actuels et futurs. Les projections correspondant aux politiques climatiques actuelles, si elles sont efficaces, mènent à un réchauffement d’environ +2,5/2,8 °C. Les engagements de court terme à environ +2,4/2,6 °C, et l’ensemble des engagements et promesses des Etats, s’ils sont tenus et respectés, pourraient permettre de limiter le réchauffement à environ +2 °C. Il ne faut pas oublier que, pour chacun de ces chiffres, correspond une plage d’incertitude significative due à la fois à la modélisation des émissions et à la réponse du climat.
2. Réchauffement continental, régional et national
Dans la section précédente, les chiffres de réchauffement mentionnés – observations, objectifs, projections, seuils – correspondent tous à la température de surface moyenne globale, par rapport à la température préindustrielle. C’est à partir de cet indicateur que sont décrit les nombreux impacts, globaux et régionaux, du changement climatique.
Cependant, le réchauffement n’est pas uniforme, loin de là : il est plus fort sur les terres émergées que sur les océans, et plus fort dans certaines régions que d’autres (par exemple, dans l’Arctique). La différence entre la moyenne des continents et la moyenne des océans est significative, comme on peut le voir dans la figure 11 du chapitre 2 (AR6, WG1) :
Ainsi, pour une élévation de température globale de +1,09 °C au cours de la décennie 2011-2020 par rapport à la période 1850-1900, les continents sont déjà à +1,59 °C, et les océans à +0,88 °C. Pour plus de détails sur les différences de réchauffement entre les régions, nous vous renvoyons à la figure 9 du chapitre 3. La figure ci-dessous montre la différence entre le réchauffement global (à gauche) et le réchauffement des terres émergées en Europe, pour différents ensembles de données d’observation, par rapport à la période 1850-1900 (European Environment Agency) :
Publié en novembre 2022, le rapport sur l’état du climat en Europe indique qu’il s’agit de la région ayant le réchauffement le plus élevé des six régions étudiées par l’OMM, de plus du double de la moyenne mondiale au cours des 30 dernières années. Le rapport explique qu’il n’est pas possible d’indiquer un niveau de réchauffement précis par rapport à l’ère préindustrielle, par manque de données régionales robustes avant 1900. L’année 2021, se classant entre la sixième et la dixième année la plus chaude en Europe depuis le début des relevés, est comparée aux périodes 1981-2010 (+0,90 °C) et 1961-1990 (+1,44 °C).
D’après Météo France, le réchauffement à l’échelle de la France métropolitaine était de +1,7 °C en 2020 par rapport à 1900, avec une accélération depuis les années 1980, plus marquée au printemps et en été. Une étude publiée à l’automne 2022, Ribes et al., confirme et affine ce chiffre : le réchauffement en France en 2020 est estimé à +1,66 °C (1,41-1,90) par rapport à 1900-1930. Le rythme de réchauffement actuel est estimé à +0,36 °C (0,27-0,45) par décennie, soit +0,1 °C tous les trois ans. De manière logique, la dernière estimation donnait une France à +1,8 °C en 2023 par rapport à 1900-1930.
3. Projections de réchauffement en France
Les projections climatiques à l’échelle de la France métropolitaine sont coordonnées par Météo France, à l’aide de différentes techniques de modélisation dites de « descente d’échelle ». Depuis 2012, le portail DRIAS permet d’y avoir accès. Ces projections ont été mises à jour en 2020. Elles utilisent les résultats de la génération précédente de modèles (CMIP5) car ceux des nouveaux (CMIP6, utilisés dans le dernier rapport du GIEC) n’étaient pas encore tous disponibles à l’époque. Voici l’évolution des températures annuelles, pour trois scénarios d’émissions :
Vous noterez que ces résultats sont relatifs à la référence 1976-2005, elle-même estimée dans le rapport à +0,8 °C par rapport à la période 1901-1930. Ainsi, en RCP4.5 (scénario « intermédiaire » correspondant aux politiques actuelles, en jaune, même forçage radiatif en 2100 que le SSP2-4.5), le réchauffement moyen en France pendant les trois dernières décennies du siècle serait d’environ +2,1 °C (1,6-2,7) par rapport à 1976-2005, et +2,9 °C (2,4-3,5) par rapport à 1901-1930.
Cependant, il est intéressant de voir ce que donnent les résultats de la dernière génération de modèles (CMIP6), censée mieux représenter un certain nombre de composantes du système climatique par rapport à leurs prédécesseurs, avec une résolution plus élevée. Le travail de Ribes et al. (2022), mentionné précédemment, permet d’en avoir une idée : l’équipe de chercheurs a utilisé les résultats de ces modèles et leur a appliqué une méthode de « contrainte » établie à partir des observations afin de projeter le réchauffement futur en France. Voici le résultat, pour le scénario « intermédiaire » SSP2-4.5, par rapport à la période 1900-1930 :
Les points noirs représentent les observations, la courbe et l’enveloppe roses, les simulations du CMIP6 sans contrainte, et la courbe et l’enveloppe rouges, les simulations après contrainte. Deux choses importantes sont à noter : tout d’abord, les simulations du CMIP6 montrent un réchauffement légèrement plus élevé que la génération précédente de modèles (10% environ, voir aussi la FAQ 7.3) ; et les simulations contraintes, censées être plus robustes, montrent bien un plage d’incertitude réduite mais aussi une moyenne plus élevée pour le cas de la France. Dans le scénario SSP2-4.5, la meilleure estimation est à +3,8 °C en 2100 par rapport à 1900-1930, avec une enveloppe allant de +2,9 à +4,8 °C. Nous avons vu précédemment que ce scénario correspond à un réchauffement global de +2,7 °C (2,1-3,5, WGI SPM).
Les projections du portail DRIAS seront probablement mises à jour prochainement avec les résultats du CMIP6, ce qui devrait permettre d’obtenir des projections régionalisées plus précises. La méthode de contrainte des résultats développée par Ribes et al. (2022) sera peut-être également utilisée.
Il est important de retenir que les chiffres de réchauffement à une échelle régionale, voire locale, ne sont pas comparables avec les chiffres de réchauffement au niveau global. Il faut toujours vérifier le périmètre géographique étudié, et la période de référence utilisée. L’outil ClimatHD de Météo France permet d’en prendre conscience en explorant les données de températures de nombreuses villes et des régions de France.
4. L’adaptation au changement climatique
Les politiques climatiques se divisent en deux grandes catégories, complémentaires, dont le but est de limiter le risque climatique : l’atténuation des émissions, qui limite l’ampleur des aléas climatiques futurs, et l’adaptation, qui réduit l’exposition et la vulnérabilité des personnes, infrastructures ou écosystèmes aux impacts du changement climatique. Ces notions sont représentées dans la figure ci-dessous, du rapport de 2014 du groupe II du GIEC :
L’adaptation est moins connue que l’atténuation, et souffre d’une idée reçue remontant aux années 90/2000 : parler d’adaptation, ce serait abandonner la lutte pour l’atténuation. Or, les deux sont bel et bien nécessaires, et conjointement, car il y a déjà des impacts climatiques qui touchent fortement les populations et la biodiversité. Le climatologue italien Filippo Giorgi résumait cette complémentarité avec la formule « gérer l’inévitable, éviter l’ingérable » : même dans un monde qui réussirait à respecter l’objectif de l’accord de Paris, il y aurait énormément d’adaptation à développer pour limiter les impacts du « nouveau » climat.
Concrètement, « faire » de l’adaptation au changement climatique, c’est mettre en place des mesures qui vont limiter les conséquences des impacts du changement climatique : c’est très vaste, puisque cela concerne l’ensemble des milieux, populations et secteurs d’activités. Comme ces impacts sont spécifiques au climat de chaque région (il n’y a pas les mêmes impacts en montagne et sur le littoral, dans l’Arctique et au Sahara), l’adaptation se met en place concrètement plutôt au niveau local, après avoir étudié à la fois l’évolution possible du climat de la zone étudiée, et les caractéristiques des populations et/ou secteurs que l’on souhaite protéger. Le climat s’étant déjà réchauffé et les impacts étant déjà bien prégnants, de nombreuses initiatives sont d’ores et déjà mises en place en France et dans le monde.
Il y a un lien avec ce que l’on a vu dans les parties précédentes : pour mettre en place des mesures d’adaptation, en particulier en ce qui concerne des infrastructures à longue durée de vie, il faut pouvoir anticiper l’évolution future du climat dans la région concernée. Cela se fait à partir des projections globales : il faut d’abord définir quel scénario (et échéance associée) ou quel niveau de réchauffement on vise, afin d’obtenir ensuite des projections climatiques régionalisées. Cela permet alors de prévoir, dimensionner les mesures d’adaptation que l’on va mettre en place. Que ce soit dans le bâtiment, les transports, l’agriculture ou sur la gestion du littoral, mettre en place des mesures d’adaptation pour un réchauffement global de +1,5 °C ou +3 °C ne signifie pas du tout la même chose. Et le sous-dimensionnement induit un risque de maladaptation, lorsqu’une mesure d’adaptation, insuffisante ou mal conçue, finit par augmenter le risque au lieu de le diminuer.
Bien sûr, il est tout-à-fait possible (voire, absolument nécessaire, nous y reviendrons) de préparer des mesures d’adaptation pour un niveau de réchauffement plus élevé que celui que l’on vise avec les politiques d’atténuation. Même si un pays réduit ses émissions dans une trajectoire qui respecte l’objectif de +1,5 °C, il est reste possible que les autres pays n’arrivent pas à faire de même et que le réchauffement dépasse ce seuil. Il est également possible que la sensibilité climatique soit dans la partie élevée de la fourchette d’incertitude, ce qui aurait la même conséquence. La combinaison des deux est une troisième possibilité, qui augmente encore le réchauffement effectif.
Enfin, il est important de noter deux choses concernant l’adaptation au changement climatique. Tout d’abord, même les mesures d’adaptation les plus efficaces, mises en place à temps, n’empêchent pas l’ensemble des pertes et dommages dûs au changement climatique d’advenir. Et il y a des « limites » à l’adaptation, au-delà desquelles il n’est plus possible de s’adapter. On parle de limites « douces » si elles sont surmontables (financement, gouvernance, etc.), et de limites « dures » si il n’est plus possible de s’adapter.
5. Politiques d’adaptation au changement climatique en France
En France, l’Observatoire national des effets du réchauffement climatique (ONERC), créé en 2001 et rattaché depuis 2008 à la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) au sein du Ministère de la Transition Écologique, a pour missions de collecter et diffuser les connaissances sur les risques climatiques, formuler des recommandations pour l’adaptation et assurer la liaison avec le GIEC.
L’ONERC a préparé une stratégie nationale d’adaptation au changement climatique, adoptée en 2006, puis coordonné la préparation et le suivi du premier Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC1), qui couvrait la période 2011-2015. Il était composé de « 84 actions déclinées en 230 mesures ». Le second Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC2) couvre la période 2018-2022. Il est composé de six domaines d’action, « Gouvernance », « Prévention & résilience », « Nature & milieux », « Filières économiques », « Connaissance & information » et « International ». Ils se déclinent en 29 thèmes, 58 actions et 389 sous-actions opérationnelles, avec une centaine d’indicateurs de suivi (voir l’évaluation de mi-parcours).

Le cycle de la politique française d’adaptation au changement climatique (source)
Le PNACC2 a comme objectif l’adaptation de la France métropolitaine et de l’outre-mer « d’ici 2050 » à une hausse de la température globale de +2 °C par rapport à l’ère préindustrielle, « même si la France agit sur le plan national et international pour limiter cette hausse à 1,5°C ». La stratégie d’adaptation est décrite comme le « complément essentiel » de la politique d’atténuation visant la neutralité carbone en France à l’horizon 2050 (SNBC2). Le plan met en avant l’importance des Solutions d’adaptation fondées sur la nature (SafN).
Comme nous venons de le voir, la France ne part pas de zéro sur l’adaptation au changement climatique, loin de là. Cependant, face à l’ampleur des impacts climatiques actuels et futurs, les politiques et mesures actuelles ne sont pas suffisantes. En 2019, les sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux ont publié un rapport sur l’adaptation de la France à l’horizon 2050. Le titre est sans équivoque : « urgence déclarée ». Les sénateurs soulignent les « fondements réglementaires et scientifiques » apportés par les premières politiques d’adaptation. Cependant, ils déplorent « qu’au-delà de l’État, du monde scientifique et de quelques collectivités territoriales ou acteurs économiques pionniers, la mobilisation sur les enjeux d’adaptation à l’échelle des acteurs de terrain et des filières économiques reste insuffisante ». Ils demandent le renforcement de l’accompagnement des collectivités par l’Etat et la déclinaison des politiques d’adaptation à l’échelon territorial. Ils identifient quatre « chantiers d’adaptation complexes et sensibles » : les territoires vulnérables (ultramarins, littoraux, montagnes), le bâtiment, l’eau et l’agriculture.
Le troisième rapport annuel du Haut Conseil pour le Climat, publié en 2021, a consacré un chapitre complet à la question de l’adaptation. Les actions du PNACC2 sont décrites comme « disparates », et insuffisamment ambitieuses. Les auteurs du rapport indiquent que l’adaptation au niveau local est inégale, et que chaque échelon territorial a un rôle à jouer. Ils plaident pour la mise en place d’une « stratégie nationale d’adaptation au changement climatique […] élaborée, dotée d’objectifs quantifiés et de délais précis » qui soit cohérente avec la stratégie d’atténuation (SNBC). Parmi les recommandations, l’Etat est enjoint à soutenir et accompagner les collectivités territoriales, faire évoluer les politiques d’adaptation en fonction de l’évolution climatique et sociétale, et intégrer les impacts climatiques aux politiques publiques existantes, notamment en ce qui concerne les risques et la gestion de crise.
6. 2023, et après ? La Stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC)
La période couverte par le PNACC2 terminait en 2022. Le gouvernement prépare en ce moment son successeur, qui fera partie de la nouvelle Stratégie française sur l’énergie et le climat (SFEC). Celle-ci comprendra :
– La première Loi de programmation sur l’énergie et le climat (LPEC),
– La troisième Stratégie nationale bas-carbone (SNBC3),
– Le troisième Plan national d’adaptation au changement climatique (PNACC3),
– La troisième Programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE3, qui devrait couvrir la période 2024-2033).
La LPEC devrait être adoptée cette année, tandis que la SNBC3, le PNACC3 et la PPE3 sont prévus pour 2024. La LPEC devrait être revue tous les cinq ans ensuite, soit 2028, et les quatrièmes éditions de la SNBC et de la PPE devraient être revues l’année suivante.
C’est dans ce contexte d’élaboration du nouveau PNACC que se situe l’annonce du ministre de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, Christophe Béchu. Fin janvier, lors de la conférence organisée par France Stratégie et I4CE, il mentionnait deux scénarios de référence à +2 °C et +4 °C, sans que soit précisé le périmètre (France ou monde ?). Le 23 février 2023, le ministre a annoncé mettre en place un Comité de pilotage ministériel sur l’adaptation au changement climatique, chargé de travailler sur des « scénarios de référence » afin d’établir la future stratégie d’adaptation de la France. Ces scénarios sont « pour la France, basé sur ceux du Giec, et y compris des scénarios plus pessimistes que ce que prévoit l’Accord de Paris ». Le communiqué de presse ne mentionne pas de niveau de température.
Cependant, le ministre a repris dans plusieurs médias le chiffre +4 °C comme cible d’adaptation, en explicitant que cela concerne le réchauffement en France : « Les experts du GIEC nous disent qu’on va aller vers +2,8 °C, +3,2 °C à l’échelle mondiale. Ça veut dire au moins +4 °C en France » expliquait-il sur Franceinfo. Cela correspond bien aux chiffres moyens mentionnés par le groupe III pour le réchauffement global des trajectoires des engagements des pays en 2021 (NDCs pré-COP26, +2,8 °C) et des politiques en place en 2020 (+3,2 °C) que nous avons vus dans la partie 1. Le chiffre de +4 °C à l’échelle de la France est cohérent avec l’étude de Ribes et al. (2022), qui indiquait un réchauffement moyen de +3,8 °C en France pour le scénario SSP2-4.5 (qui équivaut à +2,7 °C au niveau mondial).
Alors, que penser de cette annonce ? Tout d’abord, il convient de rappeler qu’il est absolument nécessaire d’anticiper l’adaptation au changement climatique car les impacts sont d’ores et déjà présents, ils vont s’accentuer, et une grande part des mesures adaptatives sont à penser sur le long terme (infrastructures, agriculture, sylviculture, etc.). Opposer adaptation et atténuation n’a pas de sens, et ce n’est pas parce qu’on prépare l’adaptation à un niveau élevé de température qu’on ne peut pas, dans le même temps, mettre en place un atténuation forte des émissions. Le HCC le rappelait clairement dans son troisième rapport annuel : « Atténuation et adaptation sont toutes deux indispensables et complémentaires ».
Ensuite, quand bien même un pays atténue ses émissions en suivant une trajectoire de type +1,5 °C, les impacts climatiques qu’il subit dépendent du climat global, et donc des émissions de l’ensemble des pays. Pour cette raison, il est normal, voire important, d’avoir des objectifs d’adaptation distincts des objectifs d’atténuation. Le PNACC1 présentait d’ailleurs des projections climatiques pour la France reposant sur d’anciens scénarios, les SRES : le scénario dit « pessimiste » A2 (+3,4 °C au niveau mondial en 2090-2099 par rapport à 1980-1999), et le scénario dit « optimiste » B2 (+2,4 °C, pour les mêmes périodes de référence… AR4 WG1 SPM). Le PNACC2, lui, visait une adaptation à +2 °C, et par rapport à l’ère préindustrielle… Ce qui semble relativement optimiste, pour le coup. Envisager un réchauffement plus élevé que les seuils de l’accord de Paris est absolument nécessaire pour adapter le pays. Non seulement le maintien du réchauffement « nettement en dessous de 2 °C » est loin d’être garanti, mais il y a aussi des incertitudes élevées quant à la réaction du climat : sensibilité climatique qui peut être plus élevée, événements à faible probabilité mais fort impact tels que les points de bascule.
In fine, l’annonce de l’étude de scénarios à +4 °C à l’échelle de la France est cohérente avec l’évolution climatique possible. Il est même plutôt positif que le gouvernement semble prendre la mesure de l’urgence pour l’adaptation du pays, ce qui explique les nombreuses réactions d’experts compilées par Clément Jeanneau. On peut déplorer le flou et la confusion qui ont régné autour des annonces du ministre, comme l’a justement relevé le climatologue Christophe Cassou pour Le Monde. Sur Twitter, il explique que l’on manque pour l’instant de précisions pour conclure quelque chose concernant le chiffre de +4 °C. Le chercheur spécialisé dans l’adaptation Vivian Dépoues félicite une approche prospectiviste « pragmatique », tout en prévenant de ne pas oublier les incertitudes élevées inhérentes au problème climatique.
Lors de la conférence de presse du 23 février, le ministre a rendu public le rapport de l’Inspection générale de l’Environnement et du Développement durable (IGEDD), un parangonnage (benchmark) des politiques d’adaptation d’une poignée d’autres pays, essentiellement des pays développés. Le rapport présente les scénarios utilisés dans les études de risques de ces pays :
En comparaison de ces pays, la France fait figure d’exception jusqu’à maintenant : tous étudient les risques pour au moins un scénario de réchauffement élevé, généralement le RCP8.5 (qui représente un réchauffement de plus +4 °C au niveau global), et le RCP6.0 au Royaume-Uni. Le rapport explique : « il s’agit d’étudier les risques et il existe un risque suffisamment significatif que le scénario pessimiste RCP 8.5 se réalise pour qu’il soit pris en compte, notamment lors de décisions produisant des effets sur le long terme (infrastructures, forêt) ». Dans le rapport du groupe III, le GIEC estimait que ce type de scénario était devenu « moins probable depuis l’AR5, mais ne peut être exclu » (Box 3.3).
Sur la question de la référence climatique, le rapport recommande de fixer dans la loi une hausse de température donnée, exprimée au niveau mondial et déclinée à partir des projections du GIEC. Elle serait utilisée comme référence pour le futur PNACC et les plans d’urbanisme et d’aménagement territorial. Les auteurs justifient cela par le rapprochement avec l’accord de Paris, la perception du public et le fait que ces valeurs au niveau mondial sont plus robustes qu’au niveau local. Les rapporteurs indiquent que deux références peuvent être utilisées. Leur choix semble différent de ce qu’a présenté le ministre :
« Les hausses de température servant de référence pourront être définies à partir de deux scénarios, le scénario intermédiaire SSP 2-4.5 et un scénario plus pessimiste. Le choix du scénario SSP 2-4.5, correspondant à une hausse de la température mondiale de 2°C au milieu du siècle et de 2,7°C en fin de siècle, est à rapprocher du réchauffement résultant des engagements des Etats (2,8°C en fin de siècle). Le scénario plus pessimiste sera pris en compte pour les investissements de long terme. »
Si vous avez bien suivi jusqu’ici, le scénario « pessimiste » mentionné par le ministre à +4 °C en France correspond au SSP2-4.5, à +2,7 °C au niveau global. Dans cette proposition, cela correspondrait au scénario « intermédiaire » qui servirait de référence principale pour les mesures d’adaptation, et un autre scénario de réchauffement, plus élevé, utilisé pour les questions de long terme. Cela se rapproche de ce qui se fait au Québec, en Autriche et en Espagne.
7. Conclusion
Il est clair, d’après les travaux des sénateurs Ronan Dantec et Jean-Yves Roux, le rapport du Haut Conseil pour le Climat et le récent rapport de l’IGEDD que la France est loin d’être prête pour faire face aux impacts climatiques à venir et ce, même dans le cas d’un réchauffement limité à +2 °C à l’échelle mondiale. Avec l’élaboration du troisième Plan national d’adaptation au changement climatique, c’est l’occasion pour le gouvernement de mettre en place une stratégie cohérente et ambitieuse. Les rapports cités précédemment apportent les éléments et recommandations nécessaires.
L’annonce du ministre Christophe Béchu est un signe positif, montrant que le gouvernement a conscience de la situation et des enjeux. Un certain nombre de points sont à surveiller : le scénario de +4 °C en France reste un scénario d’émissions « intermédiaire ». De plus, pour un scénario donné, les incertitudes sont élevées : dans le scénario SSP2-4.5, l’étude de Ribes et al. (2022) donne un réchauffement moyen de +3,8 °C à l’échelle de la France, avec une enveloppe d’incertitude qui va de +2,9 °C à +4,9 °C… D’après ces résultats, le scénario SSP5-8.5 (+4,4 °C en moyenne au niveau mondial) donne pour la France une moyenne de +6.7 °C (de +5.2 à +8.2 °C). Raisonner directement en termes de niveaux de réchauffement global (+1,5 °C, +2 °C, +3 °C, +4 °C), la nouvelle approche présentée dans le dernier rapport du GIEC, peut éventuellement aider à gérer l’incertitude des scénarios.
Enfin, l’adaptation reste un sujet complexe et encore trop peu connu et compris, alors qu’il concerne tous les secteurs et la plupart des échelons territoriaux. Les enjeux sont grands pour que les politiques d’adaptation infusent dans les nombreuses politiques publiques, au niveau national, régional et local. D’après Le Monde, les scénarios étudiés devraient être mis en consultation ce printemps, et le PNACC3 sera élaboré tout au long de l’année, en vue d’une adoption en 2024. Affaire à suivre, et de près.
PS : cet article permet de comprendre et rappeler combien il est important de ne pas comparer des choux et des carottes lorsque l’on compare des chiffres d’élévation de température. Il faut toujours s’assurer que l’on compare des chiffres correspondant à des périmètres similaires, géographique et temporel (période de référence, échéance). Idem pour les scénarios, qui doivent être associés à un horizon temporel donné.
Image d’en tête : Rapport DRIAS 2020, figure 13.